| Tome 2 - Episode 1 |
La journée avait été plutôt calme. Pour une raison qui lui était inconnue, Salina avait dû renoncer à sa petite sortie du jour et force lui avait été de voir ces quelques heures de solitude se perdre dans le cloître qu’était pour lui l’enceinte de la citadelle. Détail non négligeable toutefois, elle lui avait cette fois permis de s’y promener comme bon lui semblait. Entre un barrage mental qu’elle jugeait suffisant et un bracelet au centre redevenu noir malgré l’absence de charge explosive, plus rien ne le différenciait de autres serviteurs du palais, alors pourquoi continuer à le confiner à l’aile qui lui était réservée ?
Il va sans dire que l’autorisation fut pleinement exploitée par son dépositaire. N’ayant encore jamais pu quitter les appartements de la princesse autrement que par le passage secret, ses allées et venues entre le palais et la ville-basse n’avaient encore pu assouvir sa curiosité. Une journée fut tout juste suffisante pour y remédier. Les lieux étaient magnifiques. L’aveu aurait été difficile à dissimuler. Que ce soit le palais lui-même ou les différents bâtiments qui menaient au temple par une harmonieuse construction en terrasses, tout était ici capable de couper le souffle au visiteur.
Aux constructions, Benji avait pourtant fini par préférer les jardins semés de volières, de plants d’eau et d’arbres de toutes sortes. Ses pas le laissèrent finalement près d’une petite cascade d’eau étrange. Assis sur un banc, il contemplait depuis déjà longtemps cette chute d’eau qui, plongeant dans un long tube de bois creux, le faisait résonner sur le sol à chaque fois qu’il s’en trouvait gavé. Le son, régulier et monocorde avait quelque chose d’hypnotique. Au fil de ses saccades, il avait plongé dans de lointaines pensées. Loin de toute réalité, il accueillit d’un sursaut cette voix à quelques pas derrière lui.
- Bonne journée ?
- Pas mal...
Ce regard glissé par automatisme vers le bord du banc contre lequel Salina était venue s’arrêtée ne chercha plus à s’en détacher. Il avait eu un peu l’impression de découvrir une autre jeune fille, peut-être parce que c’était la première fois qu’il ne la voyait pas revêtue selon l’usage darien. Cette robe de soie blanche avait, il faut l’avouer, le don de mettre en valeur la femme tout juste éclose. Resserrée à la taille par une ceinture dorée finissant en une espèce de triangle sur son ventre, elle se laissait glisser sur son corps comme les ondes d’un étang caressé par le vent. Des deux boucles d’or qui la retenait sur ses épaules, on ne pouvait en voir d’une. Ses cheveux, ramenés en une tresse épaisse, plongeaient dans le creux de son cou telle une cascade, présence ébène qui faisait paraître sa peau plus pâle encore.
- Pas d’ennuis ? poursuivit-elle sans paraître remarquer ce regard appuyé.
- Non, mais je crois que ce petit détail y a été pour beaucoup...
Allusion faite au sigle gravé sur son bracelet. De cette unique appartenance à la fille du roi ainsi proclamée, bien peu de choses auraient pu venir assombrir sa journée.
- Et toi ?
- Bah, une cérémonie comme une autre, rien de bien passionnant. On bouge un peu ? J’ai été enfermée toute l’après-midi...
Mais était-ce bien une question... ? Salina avait déjà fait deux pas vers l’allée la plus proche, il n’eut plus qu’à la suivre. Comme une aiguille aimantée vers le nord, ses pas tranquilles n’avaient pas été longs à les conduire vers le palais. Benji n’en était pas étonné. L’aile qui lui était réservée était un peu son refuge, un monde à elle que rien ne pouvait venir troubler, pas même son père ou Vlikos. Mais, pour l’heure, rien ne pressait et de son avance paisible, on pouvait présager une longue promenade.
- Tiens..., laissa-t-elle échapper alors qu’une multitude de détours avaient fini par les déposer aux pieds d’une petite passerelle de bois qui, d’une courbe, passait au-dessus de la rivière partout présente dans le domaine. Voilà mon cher oncle et son petit protégé...
Le ton avait plus été celui de la simple constatation que du vif intérêt. Benji s’était ainsi contenté d’un simple regard dans la même direction, sans plus. Il lui aurait de toute façon été difficile de faire quoi que ce soit d’autre. Le soleil, déjà bas sur l’horizon juste derrière eux, ombrait leurs faces et il avait compris qu’il lui faudrait au moins attendre de les croiser pour en découvrir plus. Revenue au précédant sujet, leur conversation avait ainsi repris son cours, avec peut-être un rien de distraction dans son cas, l’œil de temps à autre coulé vers les nouveaux arrivants. Il était assez curieux de découvrir enfin ce fameux Grand Prêtre dont Salina lui avait déjà tant parlé. Accroché à leurs silhouettes, le soleil n’était pas vraiment son allié mais, au fil des pas, les détails se firent plus nets, dévoilant peu à peu les traits de leurs visages.
Jusqu’à lors unique objet de son intérêt, Vlikos disparu de sa réalité d’un simple regard laissé dériver sur l’homme qui l’accompagnait. D’abord intrigué par une silhouette de plus en plus familière, l’évidence d’une réponse qu’il n’avait encore voulu effleurer lui explosa en plein visage. Le choc fut violent. Incompréhension, curiosité et malaise se mélangeaient dans sa tête en un cocktail dévorant alors qu’il avait l’impression de sentir le sol se dérober sous ses pieds.
- Alen....? se dit-il sidéré, incapable de bouger.
Surprise de l’avoir ainsi soudain laissé derrière elle, Salina jeta un œil par-dessus son épaule avant de revenir sur ses pas.
- Ca va ? demanda-t-elle l’air intrigué.
Sa question n’eut aucun écho, mais elle ne put insister, déjà demandée ailleurs.
- Il est rare de vous voir avec un esclave.
Une certaine ironie avait teinté la voix de Vlikos, sentiment auquel elle se contenta de rétorquer d’un sourire.
- Il est des compagnies plus agréables que d’autres...
Allusion à peine voilée qu’il sut lui être destinée, pourtant seule une barre venue se glisser sur son front marqua son agacement.
- Tu viens ? lâcha-t-il en signe de départ à l’adresse de l’homme que Benji n’avait pu s’interdire de dévisager.
Tel un automate, il s’engagea dans les pas du Grand Prêtre. L’expression lui allait bien. Cet intermède n’avait semblé pour lui n’être l’objet d’aucun intérêt. Pas un mot n’avait franchi le pli de sa bouche, dure comme son regard lorsqu’il avait croisé les leurs. Benji suivit son départ des yeux, incapable de s’en détacher, piégé par l’insupportable évidence de sa perte d’identité. Comment était-ce possible ? La question ne cessait de d’entremêler ses pensées. Il devait pourtant bien l’admettre. Alen n’était plus lui-même et du regret de n’avoir vu aucune lueur de reconnaissance dans son regard, son sentiment n’avait pu se muer qu’en un véritable soulagement. Clairement signifiée par le sigle zorgien fiché sur son front, même s’il n’en comprenait pas la raison, leurs camps étaient désormais opposés et, de son apparente amnésie, il savait devoir un salut inespéré.
Piqué au vif par son étrangement comportement, Salina ne résista pas à lui poser une fois encore la question.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
Benji laissa échapper un léger soupir.
- L’homme qui est avec ton oncle... C’est l’un des miens.
A l’opposé de celles qui lui remuaient les entrailles, sa voix était restée sans émotion.
- Shaindan ? lâcha Salina au comble de la surprise.
- Shaindan ? répéta-t-il interloqué. Chez nous, il s’appelle Alen, compléta-t-il ensuite, songeant que, comme son identité, son nom avait dû changer.
Alen... Une sorte de deuxième père depuis qu’il était devenu leur tuteur, à lui et Sania, à la mort de leur mère. Il ne fallait pas chercher plus loin la raison de son profond malaise. Le considérer comme un ennemi n’allait pas être facile, mais avait-il seulement le choix ?
Enveloppés d’un silence commun, tous deux les avaient regardés disparaître dans une petite construction de forme ronde un peu plus haut. La réelle surprise de Salina à l’écoute de la révélation de Benji n’avait pas été longue à se dissiper. Etait-ce vraiment étonnant ? Cet homme était comme tombé du ciel avant que son père ne lui confie la direction d’un commando tout aussi nouveau. Les missions dont il l’avait chargé étaient, elles aussi, loin d’être anodines : éliminer les Sarthmors, repérer les Olans et, accessoirement, retrouver la cité d’Artémis. Quel meilleur choix que de les confier à un étranger ? C’était logique et tactiquement parfais.
- On lui a reconstruit une personnalité entièrement nouvelle, fit-elle tout juste revenue d’un voyage dans ses pensées. Sa mémoire ancienne est murée. Je suppose que l’on doit se barrage à mon père...
- C’est réversible ?
Il n’avait pas mis beaucoup d’espoir dans le ton de sa voix.
- Le pouvoir de mon père est déjà immense, mais s’il a en plus utilisé le cristal pour le transformer, je crains que personne ne puisse plus rien y faire.
De quel cristal parlait-elle ? La question l’avait bien effleuré mais, l’esprit trop préoccupé par le sort d’Alen, elle ne s’imposa guère longtemps.
- Tu viens ? fit-elle doucement au bout d’un nouveau silence.
Ce fut plus cette main délicatement posée sur son bras qui le ramena à la réalité Croisant son regard, il finit par acquiescer, sans argument contre cette volonté de retour. Et puis, n’avait-elle pas raison ? Rien ne pouvait être fait pour l’instant et ce n’était certainement pas en restant planté là que les choses allaient s’arranger. Une dernière fois, il jeta un œil vers le bâtiment où Alen s’était engouffré puis, d’un soupir las, il suivit le mouvement tout juste amorcé d’un pas de la jeune princesse.
Vlikos l’avait fait entrer dans une sorte de bibliothèque. Il ne savait pas si l’endroit en portait bien le nom mais, le seuil à peine franchi, c’est le premier mot qui lui était venu à l’esprit à la vue de ces livres rangés sur tant d’étagères que l’unique mur de cette bâtisse avait tout simplement disparu. Seuls répit avec la porte d’entrée, discrètement recouvertes d’un pan de velours bordeaux, cinq fenêtres donnant sur le de petits balcons éclairaient l’endroit. La vue était magnifique, donnant tant sur le petit domaine impérial qu’au-delà, sur la vallée coulé aux pieds de la ville capitale. Le sol était garni d’un large tapis richement décoré, rond, comme la pièce, et si épais que les pas s’y évaporaient. Les cliquetis du lustre de cristal pris dans le courant d’air de deux fenêtres entrouvertes venaient seuls déranger le calme studieux de l’endroit. La pièce n’était pourtant pas désertée de toute vie. Assis à un bureau de chêne massif aux pieds finement sculptés, Zletas consultait quelques feuilles d’un dossier. Avait-il seulement eu conscience de leur arrivée ? Le doute était permis, ceci dit, il était des positions privilégiées qui laissaient le choix à son détenteur de l’abandon de son activité, cela quoi qu’il se passe.
- Quatre de nos hommes se sont fait abattre dans la région d’Ioka, commença-t-il sans encore avoir levé la tête vers ses visiteurs désormais face au bureau. Le fait en lui-même n’a malheureusement rien d’extraordinaire, mais par le recoupement de plusieurs détails, Vlikos pense qu’un groupe de Sarthmors et d’Olans en serait la cause, poursuivit-il en regardant cette fois Alen. Aux vues des résultats que tu as obtenus ces derniers temps, il a proposé de te déléguer le règlement de cette affaire. L’idée me convient, mais j’ai pensé qu’il serait préférable de te la soumettre pour ne pas interférer dans ton travail.
Responsable du commando chargé de la chasse aux Sarthmors, il savait sa tâche immense à l’échelle d’une planète. Considérant pour sa part l’annihilation de cette patrouille d’un œil moins tragique que son Grand Prêtre, il avait préféré savoir si d’autres missions plus importantes n’accaparaient pas son attention.
- Ce ne serait pas pour me déplaire, répondit Shaindan, l’œil brillant d’un intérêt non dissimulé.
- Je vois..., fit Zletas avec un léger sourire alors qu’un air satisfait prenait place sur le visage de Vlikos. Mais je te préviens, nous ne savons rien d’eux, ni leur nombre, ni leur but. Nos hommes n’ont même pas réussi à retrouver leurs traces et pourtant on a utilisé les grands moyens.
Une étincelle passa dans le regard d’Alen. Cette avalanche d’inconnues n’avait fait qu’exciter son instinct de chasseur, le laissant impatient de prendre les choses en mains.
- Ne vous en faites pas, je les trouverai, lâcha-t-il d’un ton parfaitement sûr de sa réussite.
**********
La nuit tombée, il ne fut pas facile de remonter le fleuve sans risquer de s’accrocher à une végétation jetée parfois très loin au-dessus des eaux. Et si c’était là le seul obstacle. Mais il y en avait d’autres, comme le risque de s’échouer sur une berge au gré d’un virage trop abrupte de cette route d’eau noir sur laquelle ils glissaient du mieux possible. Et pourtant, il leur fallait continuer. La fuite seule par ce chemin impensable était en mesure de leur apporter un semblant de sécurité. Ils s’obstinèrent ainsi à ramer, malgré le courant bien décidé à suivre son cours, oubliant les branchages que les jeux de lumière les deux lunes transformaient en mil bras fantomatiques tendus sur le fleuve comme pour les agripper, oubliant l’obscurité plus rebelle que jamais en dépit de leurs alliées célestes, oubliant la peur que leur remontée vers la ville maudite bloquait dans leurs ventres en une boule pesante.
Paradoxale à leur état de fuyards, l’allure modérée que demandait la prudence donnait à leur avance des aspects de promenade. Les heures en devenaient éternelles. L’effort, le silence à peine trahi par les clapotis des rames doucement glissées dans les eaux couleur d’huile et d’argent, leurs sens en alerte constante : tout finissait par rendre ce fleuve interminable.
- Bon sang ce que j’en ai marre, se dit Geln en tournant la tête de gauche à droite afin de soulager une nuque ankylosée.
Il faut dire qu’il n’avait pas vraiment choisi la meilleures des barques. S’il n’avait rien à reprocher à l’embarcation elle-même, il n’en faisait pas moins partie du seul équipage à être spolié d’une quelconque possibilité de relais. Mais que pouvait-il y faire ? Les suites d’une petite altercation avec un mollusque vénéneux et irascible avaient précités Leah dans un état semi-commateux. Etant installée sur Mark, cela entravait du même coup toute tentative de mouvement. Et quand bien même aurait-il pu le faire, l’aurait-il seulement quittée ? Geln en doutait, poussé par ce changement de comportement difficile à négliger. Il y a quelques heures à peine, il avait fait de leurs rapports une véritable guerre de tranchée et maintenant il la tenait contre lui avec une tendresse qu’il lui était rare de le voir témoigner à qui que ce soit. A quoi devait-on cette soudaine transformation ? Quelque chose avait dû se passer lorsqu’il était retourné la chercher, c’était évident. Savoir quoi était encore une autre histoire et, parce qu’il savait toute tentative perdue d’avance, il se contenta de les observer en silence.
- Comment va-t-elle ?
La question était sortie d’elle-même, un rien pris de court par le regard du pirate venu se poser sur lui.
- La fièvre a baissé.
Il n’ajouta rien de plus, peut-être parce que c’était bien là le seul bénéfice retiré du sérum antipoison trouvé dans la trousse de secours. Pas une fois elle n’avait véritablement repris conscience depuis leur départ et son corps encore trop chaud ne laissait aucune place à une quelconque réjouissance.
Ses bras se resserrèrent autour d’elle, instinctivement. La vie était parfois ironique. Il lui devait par deux fois au moins d’être encore de ce monde et lui n’était aujourd’hui même pas capable de la soulager. L’idée lui était désagréable, tout comme d’ailleurs la moindre pensée quant à l’évolution de son état.
- Eh ! Geln ! Que diriez-vous d’un petit échange ?
La barque de Dylas s’était suffisamment rapprochée pour qu’il puisse presque chuchoter mais, s’il avait parfaitement entendu sa proposition, Geln n’en comprit pas tout de suite le sens. Dylas sourit.
- Ca fait un moment que vous ramez tous les deux et je ne crois pas que vous allez tenir le coup jusqu’au lever du soleil sans faire de pause. Alors comme nous on est quatre à se relayer, on a pensé qu’on pourrait vous remplacer.
L’idée d’un tel transbordement au-milieu du fleuve avait quelque chose de farfelu, ceci dit, il lui fallait bien admettre la justesse de son raisonnement. La nuit était une trop grande alliée pour se permettre d’en gâcher ne serait-ce qu’une heure par l’accostage d’une rive accessible et penser pouvoir encore ramer près de sept heures d’affilées relevait de la folie pure.
- Pourquoi pas...., laissa-t-il échapper après avoir cherché d’un regard l’approbation de son co-rameur.
Texte sous protection juridique auprès de Copyright France (12 mars 2008)